Yannick Ruelle, Médecin généraliste, Centre municipal de santé de Pantin, Département universitaire de médecine générale, UFR SMBH, Paris 13, Laboratoire éducations et pratiques de santé (EA3412), Université Paris 13
Olivia Gross, Docteur en santé publique, chercheuse en sciences de l’éducation, Laboratoire éducations et pratiques de santé (EA3412), Université Paris 13
La démocratie en santé est définie comme la participation individuelle et collective des usagers du système de santé. Sur le plan collectif, il s’agit d’encourager leur participation aux actions et mesures de santé, pour en améliorer la qualité. Les politiques qui s’y adossent remontent aux années 70. Elles ont en particulier été largement promues par l’Organisation Mondiale de la Santé[1],[2],[3]. En France, les droits collectifs des malades ont trouvé leur première traduction réglementaire par la loi du 04 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Actuellement, l’engagement des usagers tend à déborder de ce premier cadre, sous l’effet d’incitations multiples, notamment politiques et institutionnelles.
Cet article a pour objectif de faire un tour d’horizon de la manière dont les patients peuvent s’engager au sein du système de santé et, plus spécifiquement, au sein des structures de santé primaire.
Les « savoirs patients »
De leurs expériences du système de santé, chaque patient a construit des savoirs qui déterminent ce que l’on peut attendre des usages en termes d’engagement[4],[5]
Ces savoirs peuvent se classer en trois grandes catégories : les savoirs expérientiels, les savoirs situés et les savoirs sachants.
Les savoirs expérientiels sont directement tirés de l’expérience. Ils peuvent être implicites, utiles pour soi-même (ex : le patient diabétique sait que l’injection d’insuline, toujours au même endroit, va avoir des conséquences néfastes), ou explicites, transmissibles à autrui (ex : le même patient diabétique peut expliquer ceci à un autre patient).
Les savoirs situés correspondent à un certain niveau de théorisation, auquel les patients accèdent collectivement. Ce sont des savoirs collectifs, qui traduisent des prises de position collective des patients construites à partir de leurs expériences communes et souvent en référence à des normes exogènes. Cette forme de « perspective patient » se développe donc au sein de communautés de patients plus ou moins larges (associations, groupes internet, groupe de travail…). Ils offrent la possibilité d’influence sur le monde (ex : le patient diabétique peut transmettre aux soignants la nécessité d’intégrer la « perspective patient » lors de la prescription d’insuline).
Les savoirs sachants sont orientés vers la production de connaissance (ex : un patient diabétique peut participer, comme membre de comités de recherche ou de commissions institutionnelles à des travaux sur les modalités de prescription de l’insuline).
Les modalités possibles d’engagement
Du colloque singulier à un engagement collectif, ces savoirs peuvent être convoqués dans différentes formes d’engagement.
La relation soignant-patient
Intégrer la « perspective patient » dans la relation, c’est passer d’un patient objet à un patient sujet. Ceci peut se faire en adoptant une posture holistique, prenant en compte le patient dans sa globalité, selon le modèle bio-psycho-social de Engel[6]. Le patient n’est ainsi plus envisagé selon ses seuls déterminants biomédicaux. Il aide le soignant à passer du diagnostic au diagnostic de situation. Parallèlement, les décisions prises peuvent convoquer l’evidence-based medicine (EBM). Très largement dévoyée depuis, elle avait été définie par Sackett non comme la seule prise en compte de données scientifiques, mais comme un processus de décision déterminé, certes par la science, mais aussi par l’expertise du patient et celle du soignant[7]. Ce processus a abouti à l’approche centrée sur le patient puis, plus récemment, à la décision partagée en santé, utilisable à chaque fois qu’il existe plusieurs alternatives raisonnables pour une décision, ou en situation d’incertitude, c’est-à-dire à peu près tout le temps.
L’engagement au sein d’un lieu de santé primaire
Le premier niveau d’engagement du patient en dehors de la relation habituelle de soin peut être sollicité en recueillant sa satisfaction. Dans ce processus, le patient reste cependant souvent passif, puisque sollicité par les soignants sous forme très fermée (questionnaire de satisfaction) et surtout plein de présupposés, à commencer par celui de leur satisfaction. D’où l’émergence de questionnaires d’expérience qui permettent de qualifier cette dernière en l’objectivant afin d’en tirer des actions correctrices[8].
Cet engagement peut prendre une forme plus active par la formalisation de comités d’usagers. Rendus obligatoires au sein des établissements de santé (alors qu’ils concernent des soins secondaires voire tertiaires), ils ont été « oubliés » par le législateur au sein des soins primaires. Ils restent donc facultatifs, très peu développés et souvent liés à la seule défense des structures[9]. Pourtant, ils sont particulièrement pertinents pour améliorer la qualité des soins primaires : au Royaume-Uni, depuis 2015, toutes les maisons de santé se sont dotées de tels comités. Comme on peut le déduire des fiches de mission de ces comités, il est attendu que les usagers qui les composent donnent leur avis « d’ami critique », animent des groupes de parole, encouragent les patients à s’impliquer dans leurs soins, leur procurent du soutien, contribuent à améliorer leur littératie en santé, mettent en œuvre des recherches qu’ils orientent en fonction des attentes des usagers, organisent des levées de fond, des actions de promotion de la santé.
De plus, il reste à penser en France, au niveau des soins primaires, le circuit des plaintes et réclamations : force est de constater que sur ce plan, les soins primaires sont les oubliés de la démocratie en santé.
L’engagement au sein du territoire
Les difficultés liées au parcours de santé sont pléthore et les acteurs de soins primaires en ont bien conscience. Mais qui, mieux que les patients, connaissent les réalités des obstacles de ces parcours ? Cette expérience doit pouvoir trouver des espaces où s’exprimer, pour que des solutions structurelles puissent être trouvées.
Sur le plan plus conjoncturel, les anglo-saxons ont développés depuis de nombreuses années des navigateurs, infirmiers ou usagers, qui, en lien avec des structures de santé, aident les patients les plus en difficulté avec le système de santé à accéder aux soins, à comprendre les informations médicales complexes, à respecter les rendez-vous, à composer avec le stress de la maladie, à se procurer une assurance maladie, à prendre leurs médicaments, à rester en contact avec les soignants. La navigation reste peu développée en France. Toutefois, il émerge, en lien avec quelques centres de santé (Place Santé à Saint-Denis ou Case de Santé à Toulouse, par exemple) des médiateurs de santé dont c’est le rôle.
L’engagement au sein de la formation et de la recherche
Les patients peuvent s’engager dans plusieurs dimensions de la formation. Nombre d’entre eux interviennent comme co-concepteurs, co-formateurs, co-évaluateurs, dans le cadre de l’éducation thérapeutique des patients (ETP). Aussi, la Haute Autorité de santé les mentionne systématiquement comme membres de l’équipe de l’ETP et comme participants à ces différentes tâches[10].
La formation initiale et continue des professionnels de santé est également concernée. Ainsi, à Paris 13 par exemple, des patients-enseignants recrutés pour leurs savoirs situés interviennent quasi-systématiquement au sein des enseignements des internes de médecine générale[11], comme au sein des jurys du DES.
Se développe aussi l’engagement des patients au sein des programmes de recherche, non seulement comme sources d’informations, mais aussi comme partie prenante des équipes de recherche, notamment comme enquêteurs-pairs. D’ailleurs, au niveau des congrès et des revues scientifiques des labels « patients » existent pour valoriser les travaux de recherche et leurs publications qui impliquent des patients dans leur conception, leur réalisation et leur diffusion.
Conclusion
Les soins primaires sont en pleine mutation : nouvelles organisations du travail, nouveaux métiers, développement de la recherche. Les patients peuvent prendre toute leur part à cette mutation, à condition que les professionnels comprennent ce qu’ils peuvent en attendre et apprennent à collaborer avec eux de manière qu’ils se sentent utiles, ce qui est le facteur clé de leur engagement.
[1] Organisation mondiale de la santé. Déclaration d’Alma-Ata sur les soins de santé primaires. Genève : OMS, 1978. Disponible sur : https://www.who.int/topics/primary_health_care/alma_ata_declaration/fr/ [consulté le 20 janvier 2019].
[2] Organisation mondiale de la santé. Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé. Genève : OMS, 1986. Disponible sur : http://www.euro.who.int/__data/assets/pdf_file/0003/129675/Ottawa_Charter_F.pdf [consulté le 20 janvier 2019].
[3] Conférence mondiale sur les droits de l’homme. Déclaration et programme d’action de Vienne. New-York : ONU, 1993. Dissponible sur : https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G93/142/34/PDF/G9314234.pdf?OpenElement [consulté le 20 janvier 2019].
[4] Gross O. L’engagement des patients au service du système de santé. Montrouge : Doin, 2017.
[5] Gross O. La médecine générale au défi de la démocratie en santé. Médecine 2017;13:462-5.
[6] Engel GL. The clinical application of the biopsychosocial model. Am J Psychiatry 1980;137:535-44.
[7] Sackett DL, Rosenberg WM. The need for evidence-based medicine. J R Soc Med 1995;88:620-4.
[8] Haute Autorité de santé. Rapport Expérience Patient – avril 2011. Saint-Denis La Plaine : HAS, 2011. Disponible sur : https://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_1055814/fr/rapport-experience-patient-avril-2011 [consulté le 20 janvier 2019].
[9] Raymond R, Borgia A, Ruelle Y. User committees within health centres. Soins 2017;62:43-45.
[10] Haute Autorité de santé. Indicateurs dans le champ de l’éducation thérapeutique du patient. Saint-Denis La Plaine : HAS, 2014. Disponible sur : https://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2014-06/indicateurs_etp_v2.pdf [consulté le 20 janvier 2019].
[11] Gross O, Ruelle Y, Sannié T, et al. Un département universitaire de médecine générale au défi de la démocratie en santé : la formation d’internes de médecine générale par des patients-enseignants. Revue française des affaires sociales 2017;1:61-78.