Dr Philippe Pichon, Médecin Généraliste, Centre de Santé Associatif de Grenoble – Agecsa
Les centres de santé associatifs de Grenoble (Agecsa) ont aujourd’hui un peu plus de 45 ans. Et depuis le premier jour, un psychiatre a fait son nid au milieu des équipes de médecins généralistes. Depuis Jacqueline Henry jusqu’à Bruno Caron, cette présence a permis de développer une connaissance réciproque forte entre les médecins de premier recours et l’univers de la santé mentale. Confiance, compétence et respect sont les mots clefs de cette relation.
Un contexte
Pour nous, cela semble naturel et quand, lors du dernier congrès national des centres de santé, la publication de Coldefy & Grandé (2018)[1], qui rappelle la relation entre maladie mentale et troubles somatiques, est citée nous ne sommes pas surpris. Rappelons en effet quelques chiffres tirés de cet article : un malade mental a une espérance de vie réduite d’environ 15 ans par rapport à un patient qui ne l’est pas. Il a 4 à 5 fois plus de risque de mourir de causes externes c’est-à-dire de mort violente, et c’est là, à mon avis, essentiellement le rôle de la psychiatrie en association avec les autres acteurs de santé, que de maitriser ce risque. Mais il a aussi 2 à 3 fois plus de probabilité de décéder d’une maladie cardiaque, digestive, respiratoire ou d’un cancer. C’est alors au tour du médecin généraliste que je suis de me sentir concerné au premier chef ! L’article de Coldefy & Grandé, montre aussi que ces patients ont de très grandes difficultés d’accès aux soins avec par exemple 2 fois plus de patients psychiatriques sans médecin traitant que dans la population générale… C’est alors l’acteur des centres de santé qui se sent interpellé.
En toute humilité, j’aime bien citer ces phrases du psychiatre Serge Kanas, qui dans un article de la revue Pluriels publié en novembre 2011 écrivait que « le médecin généraliste, représente l’acteur sanitaire qui assure le plus et le mieux la détection précoce des troubles psychiatriques graves, il assure la détection et le traitement des troubles légers ou modérés, l’accompagnement psychiatrique et somatique des troubles graves stabilisés. Il est aussi souvent mobilisé le premier en cas d’urgence que fréquemment il pressent »[2].
Mais si le médecin généraliste est ce pivot incontournable de la prise en charge somatique et psychiatrique des patients présentant une souffrance psychique ou une maladie mentale, il ne peut le faire seul. Il a besoin de s’appuyer sur les compétences de ses confrères psychiatres et des structures complexes de la psychiatrie institutionnelle. Dans un article que nous avions publié en 2011[3] nous avions ainsi montré que les médecins généralistes de l’Agecsa étaient confrontés à des questions de santé mentale dans 43% de leurs consultations. Mais nous avions aussi montré que, dans un peu moins d’un cas sur deux, nous estimions avoir besoin de nous appuyer sur des correspondants spécialisés… Nous étions impliqués mais pas isolés, à la recherche d’une pluri-professionnalité.
La place de la psychiatrie dans les centres de santé de Grenoble
A quoi ressemble donc notre modèle collaboratif Grenoblois… ? Il s’appuie depuis toujours sur un dispositif de soins partagés que nous pouvons appeler une « liaison-attachement »[4], dans lequel le psychiatre est immergé, « arrimé », dans nos équipes de soins primaires, partageant ainsi la réalité de nos patients, de notre structure, de notre territoire.
Le rôle de ce psychiatre est multiple. Il consulte et suit quelques patients. Mais surtout, il soutient la pratique des médecins généralistes, en recevant pour des consultations d’évaluation des patients, qu’il oriente ensuite dans un parcours de soins adapté, ou qu’il ré-adresse au médecin traitant avec un avis ou des conseils. Il construit aussi des avis avec les généralistes sur des dossiers qui lui sont présentés par courrier ou de vive voix lors de temps d’échanges. Il conduit aussi des temps de co-vision d’équipe où toute l’équipe (médecins et secrétaires) partage ses difficultés dans la prise en charge de patients complexes. Parfois il participe à des consultations conjointes avec le patient et le médecin généraliste. Enfin, le psychiatre porte aussi la formation académique en psychiatrie des équipes en recueillant les souhaits et besoins de formation exprimées et en les organisant, éventuellement avec des partenaires extérieurs, cultivant ainsi le lien avec le réseau de soin.
Liens entre les médecins généralistes du centre de santé et les psychiatres du Centre Médico Psychologique (CMP)
Et ce travail de réseau, nous avons aussi essayé de le cultiver avec la psychiatrie publique. Comme nous l’avons exposé lors du dernier congrès national des centres de santé, cette collaboration entre les médecins des Centres de Santé de Grenoble et des CMP de leur secteur d’implantation est plutôt un succès, alors que le diagnostic est plutôt sombre en général.
Là encore la littérature est riche d’enseignements. Que ce soit dans des publications issues de la psychiatrie (Pr Hardy-Baylé – Pluriel – Nov 2011) ou des travaux de thèse plus proches de nos lieux d’exercice[5] , l’état des lieux n’est pas très engageant. Les termes qui reviennent le plus souvent pour évoquer la collaboration entre les médecins généralistes et les psychiatres du service public, et cela est vrai dans les deux sens, sont : « inexistants », « insatisfaisants », « indigents », « défiance »… Cet état de fait a pour conséquence, pour les patients, des retards aux diagnostics et aux prises en charges adaptées, des ruptures des parcours de soins, des risques majorés de iatrogénie.
Dans la thèse soutenue en mai 2018 par A. Jacoud et I. Couvert, sous la direction du Dr B. Caron[6], psychiatre qui exerce à la fois au CMP mais aussi à l’Agecsa, les auteures décrivent les liens qui existent entre les médecins généralistes des centres de santé de Grenoble et les psychiatres des CMP, et démontrent la pertinence du dispositif en terme de qualité de la relation entre les professionnels et du retentissement pour le suivi des patients.
Ces rencontres régulières entre les deux équipes médicales, se déroulent au CMP, deux à trois fois par an. Chacun, généraliste et psychiatre, apporte les dossiers des patients suivis en commun, et expose sa vision de la situation du patient, présente les difficultés qui sont apparues dans son suivi. Ensemble ils essayent de comprendre les ressorts de ces difficultés et d’y apporter des solutions. C’est parfois le moment pour le psychiatre de transmettre la prise en charge d’un patient stabilisé à son médecin traitant. Il sait que si les choses étaient amenées à évoluer, le psychiatre pourrait lui venir en appui ou reprendre en charge le patient. Réciproquement c’est aussi le moment de confier un nouveau patient au CMP… Mais c’est aussi l’occasion d’échanger sur les pratiques des différentes équipes et de partager les visions des difficultés de nos institutions. En évaluant ce dispositif, les deux internes ont pu mettre en évidence le fait que la confiance, le respect, le sentiment d’un soutien réciproque, d’une réassurance sur les pratiques propres de chacun, d’un accroissement des compétences et de légitimité de la place de l’autre s’étaient ancrées chez les professionnels. Le bénéfice pour les patients a aussi été mis en avant avec la perception d’une prise en charge globale des personnes, d’une meilleure adhésion des patients à leurs soins, d’une réduction des ruptures des parcours de soin et des perdus de vue, et d’une baisse de la iatrogénie. Mais le tableau n’est cependant pas parfait, les uns et les autres s’accordant à dire, que le rythme de ces rencontres qui s’est réduit au cours des années, du fait des contraintes budgétaires et organisationnelles pesant à la fois sur la psychiatrie publique et les centres de santé, mériterait d’être à nouveau renforcé.
Conclusion
On a donc pu montrer, au travers de cette expérience grenobloise, construite sur la durée avec détermination et patience qu’une « liaison-attachement » d’un psychiatre dans une structure de soins primaires et un lien privilégié entre des équipes de centres de santé et de CMP, avaient un retentissement très favorable aussi bien sur la pratique des professionnels de santé que sur le bénéfice des patients pris en charge dans ces structures.
Au moment où dans notre environnement de santé ambulatoire, les notions de pluri-professionnalité, de parcours de soin, de virage ambulatoire, de coopération ville-hôpital, de communauté professionnelle de territoire de santé, sont en train de prendre racine, nous pensons qu’il est temps que notre modèle se renforce et se développe et puisse peut-être alimenter d’autres territoires.